Rue Montgallet à Paris
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Reportage rue Montgallet à Paris, dans le temple de l’informatique

Situés à quelques enjambées de Daumesnil, la rue Montgallet et ses néons se sont imposés depuis quinze ans comme le seul temple parisien de l’informatique. Entrepreneurs, geeks et informaticiens s’y retrouvent toujours pour obtenir un large choix de matériel à prix cassé. Néanmoins, malgré sa popularité, la rue mange depuis quelque temps son pain noir, minée par la crise, la concurrence d’internet et les plaintes du conseil de quartier. Récemment alertée par la prolifération des boutiques et les saisies de contrefaçons, la mairie tente aujourd’hui de limiter la monoactivité. Une décision incompréhensible pour les commerçants chinois, qui s’estiment une nouvelle fois visés et pestent contre la surveillance constante des autorités.

Tout est calme à l’intérieur de la boutique, qui va bientôt baisser le rideau. Quelques poissons colorés flottent dans un aquarium apaisant, tandis que les derniers clients passent en coup de vent. Il est 19h et Jérémy, l’employé de Micro Media, prend le temps de recueillir les plaintes tardives d’une petite dame rousse, qui commence à s’énerver sous les regards désolés de son mari. « Je n’arrive pas à aller sur internet » explique-t-elle avec hargne, « ma tablette ne marche déjà plus, ça valait bien le coup de payer ! ». Armé de son flegme impassible et de sa voix monotone, Jérémy trouve la solution après un rapide examen :« il vous faut changer de navigateur internet »« Télécharger quoi ? » répond madame, visiblement perdue. Observateur résigné de ce dialogue de sourds, Jacques, l’élégant responsable de la boutique, confie son amertume : « La très grande majorité des clients viennent seulement pour se renseigner. Seuls 10% des gens achètent vraiment, notre métier c’est grosso modo maintenant de dispenser des cours d’informatique ! »

Cela fait douze ans que Jacques travaille dans la rue Montgallet. Agé de 35 ans, il a vu les affaires péricliter depuis la fermeture en novembre 2012 du magasin Surcouf de l’avenue Daumesnil, qui drainait les clients avides de bonnes affaires et de trouvailles insolites. « Aujourd’hui, avec la crise, on a l’impression que les gens sont à un demi-centime près. Normalement on ne fait pas attention à un euro de plus ou de moins, mais ici les clients sont tentés de chercher le moins cher par commodité. Ils n’ont qu’à faire la rue sur 200 mètres et demander des devis ».

La moindre erreur se paie cash

Entre les 37 magasins informatiques que compte la rue Montgallet, la compétition est rude pour appâter le chaland. Plongés dans un univers économiquement hostile, redoublé par la popularité des achats en ligne, les différentes enseignes optent pour des stratégies différentes, parfois à la limite de la légalité. Jacques l’avoue d’ailleurs en préambule, il ne fait pas des marges de plus de 3% sur certains produits très demandés. « Face à une telle concurrence, la seule solution, c’est de baisser les prixJe revends 389 euros un ordinateur portable qui me coûte 319 euros à monter, pour un coût de main d’œuvre de 30 euros. Franchement, on ne peut pas vendre moins cher que moins cher». En moyenne, un PC se répare pour 100 euros, un iPhone pour 30 euros, du jour au lendemain.Pour maintenir un tel système, la vente au détail s’est démocratisée. La seule condition est de « payer cash », afin que les vendeurs puissent rapidement retourner vers leurs fournisseurs. La carte bleue, qui « prend un pourcentage sur des marges déjà réduites au possible », et les chèques, « trop souvent impayés », sont généralement évités.

« Moins de 3% vraiment ? Chacun son truc, chacun sa stratégie, chacun sa spécialité, mais si on se met à travailler gratuitement ce n’est pas possible… Personnellement, je fais des marges de 5 à 15 euros » s’étonne Dan, le gérant de FUTUR PC, qui mise avant tout sur la qualité de son service pour prospérer. « Chez moi, la garantie c’est 12 mois » explique-t-il fièrement, facture à l’appui et sourire en coin : « l’avantage des petits magasins c’est qu’on peut discuter et offrir des conseils personnalisés. Dans les grandes enseignes comme Surcouf, on ne reçoit aucune attention, on est seulement rapidement guidés vers la caisse pour payer. Et surtout il n’y a que des modèles standardisés, alors que nous réalisons les ordinateurs à la demande du client ».

Montgallet, ce n’est pas un petit village du sud, mais un supermarché

Derrière ses lunettes carrées, le patron, fier de son exposé, lance un regard perçant : « Ici tout fonctionne au bouche à oreille sur qui est le moins cher. Mais nous ne cherchons pas à être les moins chers à tout prix, nous nous adaptons à la qualité du matériel. Le haut de gamme ça se paye »S’il trouve que la rue Montgallet est « moins fréquentée » qu’auparavant, Dan arrive encore à s’en sortir grâce à une « clientèle d’habitués ». Sa spécialisation exclusive sur l’ordinateur lui assure aussi un leadership sur un marché précis. « Dans la rue, tout le monde a sa spécialité, que ce soit la réparation, le dépannage, les unités centrales ou les cartes sons » confirme Pierre, 29 ans, qui voit lui passer davantage de monde à Microshop Multimédia, « près de 100 clients par jour en semaine », selon ses estimations. « Je ne pense pas que cela soit dans la mentalité chinoise de vendre beaucoup à bas prix, c’est seulement que les clients sont très exigeants et que nous voulons vendre » explique-t-il sans ambages, avant de souligner la solidarité qui règne entre commerçants. « On travaille tous ensemble, c’est normal de se rendre service, on s’avance des pièces » commente Jacques, « même si face à un client, il n’y a pas de famille » . S’il ne l’avoue qu’à demi-mots, les multiples enseignes de la rue Montgallet dépendent souvent des mêmes propriétaires, ce qui a le mérite d’adoucir les rivalités économiques.

Originaire du Wuhan à l’est de la Chine, Pierre ne travaille que depuis un an à Montgallet, « une rue pratique où on peut tout acheter, quel que soit son souhait ». Et le timide garçon de dégotter dans ses cartons, pour le prouver, une petite manette de PS2, ardemment désirée mais mollement recherchée depuis des mois. « C’est comme au marché, tu as combien de marchands de fruits et de légumes ? Ils auront forcément celui que tu cherches » renchérit Jacques. Le long de la rue, le spectacle est saisissant et livre une version inédite du shopping. Les paupières plissées se figent devant les devantures lumineuses et colorées, à la recherche de la bonne affaire. Occupés à flâner le temps d’une réparation ou attirés par la découverte d’une bonne occasion, les clients de la rue Montgallet offrent un visage hétéroclite et concentré, entre vieux habitués du lèche-vitrine et visiteurs éphémères du samedi.

« C’est vraiment avec le boom de l’an 2000, l’arrivée d’internet et des modems ADSL que le grand public a afflué. L’engouement a un peu baissé mais les affaires semblent repartir depuis 2006 grâce aux ordinateurs portables et aux tablettes » explique Dan, qui compte aussi sur l’obsolescence de l’informatique pour survivre : « les ordinateurs ça évolue, ça change, ce qui est à la mode un jour se démode rapidement, ce qui fait toujours revenir le client à condition d’avoir de la nouveauté ». Pas aujourd’hui en tout cas car il pleut, et la rue est déserte.« Normalement, il y a du passage mais je dirai que c’est une rue très superficielle. C’est vivant mais pas habité. Les informaticiens, ce sont un peu des autistes, ils sont pas très intéressants ni très conviviaux » commente Martin, casquette verte vissée sur le crâne, avant d’expliquer : « leur seul problème, c’est de trouver une place pour se garer, d’acheter leur pièce informatique et de se barrer. Clairement, Montgallet, ce n’est pas un petit village du sud, mais un supermarché ».

Surveillance rapprochée

La gouaille forte et le verbe haut, Martin, dit Tintin, est une véritable figure du quartier, qu’il arpente depuis 47 ans. Il a eu le temps de voir le paysage évoluer avec l’arrivée des Chinois : « dans les années 1980, il y avait encore des fleuristes, des bouchers, des boulangers, pas mal de cafés et de restaurants, mais très vite la rue a périclité. C’était même devenu une rue sinistrée au début des années 1990. Tout était fermé, c’était comme une rue de banlieue triste. L’arrivée des commerces informatiques a permis de la relancer ». « Avant nous, il n’y avait rien, les rideaux étaient baissés, les magasins vides, il n’y avait rien sauf des feuilles qui s’entassaient » se félicite Jacques, avant d’ajouter « nous sommes un véritable atout pour le secteur. Franchement il y a quoi de plus connu dans le quartier aujourd’hui ? Sans nous, la rue serait morte comme 99% des rues du 12e arrondissement ».

« En réalité, ceux qui gueulent contre les Chinois aujourd’hui sont les mêmes qui gueulaient contre la morosité passée de la rue » lâche Martin en commandant un croissantSans les nommer,le quinquagénaire fait référence au conseil de quartier, qui se plaint depuis plusieurs années de l’implantation répétée de détaillants informatiques et de la mono-activité de la rue. S’il n’a pas répondu à nos demandes d’entretien, le collectif des résidents a fait pression sur la mairie lors de plusieurs réunions pour re-dynamiser la vie de quartier et favoriser l’installation de nouveaux commerces. Tandis que ces derniers militent, les dents grincent chez les vendeurs de la rue Montgallet, pour qui « le commerce ne se décrète pas ».

Alors, quand la mairie a été alertée en sus des problèmes de contrefaçons et de fraude à la TVA, qui ont valu aux commerçants une descente de police remarquée en 2006, elle n’a pas tardé à réagir. Elle a tout d’abord réduit les trottoirs et limité les places de parking pour désengorger la rue. Une initiative salvatrice selon Martin. « Franchement, au début des années 2000, le samedi c’était pratiquement impraticable en voiture. Il y avait trop de monde, comme à la foire du trône, cela devenait invivable ». Elle a ensuite préempté une douzaine de bâtiments, afin de favoriser l’installation de magasins différents. Une boulangerie a ainsi récemment vu le jour au beau milieu de la rue, en face du salon de coiffure, à la grande satisfaction des associations.

S’il reconnaît volontiers que « l’informatique n’est pas un commerce de quartier, au même titre qu’une boulangerie ou un pressing », Jacques ne s’explique pas vraiment le comportement « hostile » de la mairie et de ces associations. « On a essayé de discuter avec le conseil de quartier sans succès, on s’est senti isolés et rejetés. Je ne parlerai pas de racisme mais on est considérés comme des moins que rien, c’est un dialogue de sourd. Ils veulent nous faire comprendre comment ça se passe en France, que c’est comme ça, c’est bon on a compris ». Et le gérant de Micro Media d’expliquer le fond de sa pensée : « On est une rue super surveillée, on est beaucoup plus contrôlés que les autres communautés, franchement si on magouillait tu crois que les flics français laisseraient passer ça tranquillement depuis des années ? Déjà, ils sont venus à 200 pour quelques CDs vierges en 2005. On est obligés de déclarer nos activités, la police connaît chaque patron, on est aux normes et on a rien à cacher ».Mr LU Zongfhu, gérant du magasin SINATEK.

Une petite enquête le long des 200 mètres de trottoir permet de mieux mesurer le sentiment d’injustice ressenti par la communauté chinoise de Montgallet. Après de multiples réponses évasives et autres esquives de talent, Lu Zhongfu a accepté de nous parler dans un français approximatif : « Quand j’entends qu’on fraude et qu’on ne paye pas d’impôt, franchement ça m’énerve. Je suis toujours correct et droit au travail ». Discret et réservé, le responsable de SINATEK admet trouver qu’en France, « il y a beaucoup trop de contrôles ». Dan ne dit pas autre chose sur le sujet: « On a l’impression que commerce chinois rime forcément avec contrefaçons, que fabriqué en Chine ça veut dire c’est de la merde ».

Quant à Jacques, s’il ne sent pas de racisme « dans la vie de tous les jours » il trouve la majorité des médias français anti-chinois : « En France on aime bien stigmatiser, on crache sur les pays émergents comme quoi on pique le boulot. On veut que les Chinois investissent en France mais on a peur car on ne les connait pas ». Cette méconnaissance généralisée de la culture chinoise est selon lui à l’origine des frictions rencontrées depuis quelques années. « Les chinois travaillent et fraudent comme tout le monde, pas plus pas moins. On n’est pas 100% nets mais qui l’est ? On en a marre qu’on nous tape dessus sans raison mais on ne dit rien. On ne se défend pas, on continue ce qu’on a à faire même si on est pas aidés » explique-t-il avec lassitude, avant de conclure le regard révolté : « ça serait bien qu’on nous voit avant tout comme une rue d’informaticiens et pas comme une rue de Chinois ».

Une nouvelle « vie de quartier » à marche forcée par la mairie de Paris

La mairie du 12eme arrondissement ne voit pas forcément d’un très bon oeil l’installation des boutiques d’informatique en raison de l’uniformisation urbaine et commerciale qui découle de cette concentration. Michèle Blumenthal, qui termine son deuxième mandat à la tête de la mairie, a confié il y a de cela 10 ans maintenant à la SEMAEST, la charge de lutter contre l’expansion de la « monoactivité » dans le quartier. La société d’aménagement urbain peut faire valoir son « droit de préemption » qui lui permet de racheter prioritairement les murs d’un commerce dès qu’ils sont mis en vente.

Un moyen efficace de contrôler l’évolution du quartier pour Caroline Decarris. La directrice des opérations immobilières de la SEMAEST se félicite d’avoir « ramené la proportion de magasins d’informatiques dans le quartier au niveau de 2003 ». On compte aujourd’hui 79 commerces de ce type sur les 613 locaux du secteur Montgallet/Daumesnil. L’urbaniste se félicite d’avoir également pu rénover la dizaine de biens immobiliers rachetés depuis dix ans. « Mais surtout, nous exonérons en plus les nouveaux arrivants de leurs trois premiers mois de loyer pour leur assurer une installation sereine. C’est comme ça que le quartier a de nouveau une librairie, un fromager, mais aussi une épicerie italienne et une fromagerie ». Une nouvelle « vie de quartier » mise en opposition par Mme Decarris avec le développement d’une mono-activité : «si vous avez une rue caractérisée par un certain type de commerce comme les ordinateurs, les riverains ne peuvent plus trouver tous les produits et les services qu’ils sont en droit d’attendre en bas de chez eux. Il faut ajouter à cela les problèmes pratiques posés par les grossistes: les livraisons, le stockage sont difficilement compatibles avec une vie de quartier ».

Malgré le mécontentement de certains commerçants qui se sentent rejetés par la mairie, Caroline Decarris se défend de toute discrimination et rappelle que le projet «n’a pas vocation à faire disparaître cette activité de la rue mais bien à redonner une diversité au tissu commercial local ». Bien consciente des tensions que soulève cette politique immobilière, la mairie organise régulièrement des réunions avec les commerçants pour leur expliquer la démarche.

Les années 90 sont bien loin pour la rue Montgallet

Arnaud Chaudron, Cafeine de pseudo, officie dans la presse consacrée aux nouvelles technologies depuis une quinzaine d’années maintenant, de Joystick à RTL, en passant par Gameblog, Geekzone ou O’Gaming.

Si on parle tech et matériel informatique, peut-on encore conseiller aujourd’hui d’aller acheter Rue Montgallet plutôt que sur le web ? Si oui ou si non, pourquoi ?

La Rue Montgallet n’a plus qu’un intérêt anecdotique. Elle dépanne le parisien qui a besoin d’un “bidule” là-maintenant-tout-de-suite. On n’y trouve plus les meilleurs prix ni les dernières nouveautés, mais elle réserve parfois des surprises un peu inexplicables. Lors de la sortie des disques dur pour NAS (stockage réseau) de chez Western Digital (gamme RED), les seuls à disposer de stocks étaient ces magasins. Une bonne pioche de leur grossiste principal leur a permis de monopoliser ce micro marché pendant des semaines. A part ce genre d’occasion rarissime, il n’y a strictement aucun intérêt à acheter dans ces boutiques, vu que le service est même souvent moindre que chez certains commerçants du Net (enfin surtout un)… En revanche, si vous pouvez vous y rendre physiquement et que vous voulez bricoler votre machine, ça peut être plus pratique. Et encore, les conditions de retour / échange sont parfois plus simples sur let Net… Les années 90 sont bien loin pour la Rue Montgallet qui va peut-être un jour récupérer ses bistros et ses boulangeries.

Vous pensez que Surcouf a joué un rôle dans la construction du caractère très techno-centré de la rue ?

Surcouf n’a pas forcément eu le rôle qu’on lui attribue sur l’explosion de la rue Montgallet. Bien sûr, son marketing féroce a profité aux boutiques du coin qui ne sont pas arrivées là par hasard, mais les premières étaient ouvertes bien avant ! J’ai acheté mes premières pièces en 1992 dans ce coin alors que Surcouf n’a débarqué dans le 12ème qu’en 1995 ! En 1993 il y avait déjà au moins 3 vendeurs de matériel PC dans la rue, le double en 1994. J’habitais place Daumesnil à l’époque, à 5 minutes à pied. Le paradis pour un passionné comme moi.

La mairie fait pression depuis plusieurs années pour dé-spécialiser la rue. Est-ce que les marchands n’auraient pas intérêt à s’éparpiller dans Paris pour ne pas être en concurrence frontale ?

Si ces magasins sont aussi regroupés, c’est également parce que beaucoup dépendent des mêmes propriétaires. Il n’est pas rare de voir le vendeur sortir de la boutique pour aller chercher une pièce manquante à côté… Mais d’un point de vue service, c’est totalement stupide et je n’ai jamais compris pourquoi ils n’avaient pas cherché à faire des boutiques ailleurs, surtout quand le Net a commencé à permettre une mise en avant facile. Devoir traverser Paris pour acheter un disque dur en urgence motive souvent à commander en H+24 sur Internet à la place ! J’imagine qu’il y a d’autres raisons, peut-être des loyers intéressants ? Mais une chose est certaine : l’appauvrissement de la vie « normale » de la rue est un problème pour les riverains et je ne suis pas étonné que la Marie cherche à corriger le tir.

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